« C’est un bout de frontière morte… »

Dino

C’est un formidable écrivain…

C’est un formidable écrivain…

(…)

Dino Buzzati…

En ces jours où tout va bien trop vite et bien trop loin, écoutez-le, regardez-le.

C’était le 12 janvier 1971 (dans une émission intitulée Variances, il est interviewé par Florence Gruère).

Si jamais la vidéo ne démarre pas dans l’épicerie (le site de l’Ina est capricieux), en voici le lien.

 

Et puis si vous avez quelques minutes encore, re-lisez ce texte, extrait du Désert des Tartares.

C’est la troisième fois que je publie depuis 2007…

– Hier soir, dit Drogo, je l’ai vu de loin.
– Quoi donc ? Le fort ?
– Oui, le fort.

Il se tut un instant et puis, pour être aimable:
– Il doit être grandiose, n’est-ce pas ? Il m’a paru immense.
– Grandiose, le fort ? Mais non, c’est l’un des plus petits, une très vieille bâtisse. Ce n’est que de loin qu’il fait de l’effet.
Après un silence, il ajouta:
– Une très, très vieille bâtisse, complètement démodée.
– Mais c’est l’un des forts les plus importants, n’est-ce pas ?
– Mais non, c’est un fort de deuxième catégorie, répondit Ortiz.

Il semblait qu’il éprouvât du plaisir à en dire du mal, mais ceci, il le faisait d’un ton particulier; comme quelqu’un qui s’amuse à énumérer les défauts de son rejeton, certain que, comparés aux immenses mérites de celui-ci, ils seront toujours quantité négligeable.
– C’est un bout de frontière morte, ajouta Ortiz. C’est pour cela qu’on n’a jamais touché au fort et qu’il est toujours comme il y a un siècle.
– Que voulez-vous dire par frontière morte ?
– Une frontière qui ne donne pas de souci. De l’autre côté, il y a un grand désert.
– Un désert?
– Un désert effectivement, des pierres et de la terre desséchée, on l’appelle le désert des Tartares.
– Pourquoi «des Tartares»? demanda Drogo. Il y avait donc des Tartares ?
– Autrefois, je crois. Mais c’est surtout une légende. Personne ne doit être passé par là, même durant les guerres de jadis.
– De sorte que le fort n’a jamais servi à rien ?
– A rien, dit le capitaine.

La route montant toujours, les arbres avaient disparu et il ne restait, çà et là, que de rares buissons ; quant au reste, ce n’étaient que champs grillés, rochers, éboulis de terre rouge.
– Pardon, mon capitaine, y a-t-il des agglomérations à proximité du fort ?
– A proximité, non. Il y a San Rocco, mais il faut bien compter une trentaine de kilomètres.
– Alors, je suppose qu’il n’y a pas beaucoup de distractions.
– Pas beaucoup, non, pas beaucoup effectivement.

L’air avait fraîchi, les flancs des montagnes s’arrondissaient, faisant présager les crêtes finales.

– Et on ne s’y ennuie pas, mon capitaine ? demanda Giovanni d’un ton de confidence, riant comme pour donner à entendre que cela lui importait peu, à lui.

– On s’y fait, répondit Ortiz.

Et il ajouta, avec un reproche déguisé :

– Moi, j’y suis depuis bientôt dix-huit ans. Non, je me trompe, depuis dix-huit ans révolus.
– Dix-huit ans ? fit Giovanni, impressionné.
– Dix-huit, répondit le capitaine.

Un vol de corbeaux passa, rasa les deux officiers et s’enfonça dans les profondeurs de la vallée.

7 Commentaires

  1. À la question comment aimeriez-vous mourir: pendant une descente à ski, foudroyé. En plein dans l’actualité. L’impression qu’il est interrogé sur des thèmes qui ne le préoccupe pas énormément, il s’y prête et c’est agréable.

  2. et le K !!

  3. Ça fait du bien de voir sa bonne bouille ! On peut se demander si ça passerait comme « promo » aujourd’hui, en tout cas c’est un régal et on est loin de ces entretiens de complaisance qui voient tant de pseudo-écrivains dérouler leurs « pitches » à la chaîne… Il faut dire que la forme compte pour beaucoup, et même si les premières secondes s’annoncent un peu chiantes, après ça devient vite un vrai festival : les peintures de Buzzati (bonne surprise !), l’intimité de son salon, les ballades en bagnole comme si on était assis sur la banquette arrière, les images splendides tournées à Milan et ailleurs… sans oublier un certain Serge G. que l’on retrouve le temps d’une courte apparition, et que l’on pourrait presque entendre improviser, en hommage, un « Initials DB » de circonstance ! Bref, tout ça s’intercale à merveille avec les précieux fragments d’interviews présentés dans un heureux désordre, et côté musique, par exemple, les quelques notes du contrebassiste François Rabbath et de son «Walpurgis» interprété à l’archet (vers 2:00) sont vraiment les bienvenues pour illustrer toute l’ironie grinçante du Maître (ou même de son « univers », l’emploi de ce terme n’étant ici pas du tout galvaudé).

    Enfin, on peut noter que la date du reportage nous renvoie à ces années où les interviews d’écrivains (en mode tournée-des-plateaux-et-des-rédactions) commençaient déjà à supplanter l’analyse, l’initiation, la découverte par l’oeuvre elle-même, au profit d’une starification de la littérature allant jusqu’aux pires dérives actuelles ( = ce n’est plus l’artiste qui fait l’interview, c’est l’interview qui fait « l’artiste », etc.)… Mais ici, on évite bien le piège, et il est même assez rigolo de voir que cette narration un peu déstructurée, limite « artsy », ne coïncide pas a priori avec le style de Dino, qui est au contraire celui de la ligne claire, tellement simple et concret (en apparence) qu’un gamin de 12 ans peut s’y raccorder sans problème. C’est sans doute d’ailleurs grâce à ce décalage qu’un tel portrait trouve la bonne distance, sans chercher à percer, cuisiner ou pousser dans les retranchements, ni au contraire à encenser, séduire ou simplifier, mais plus simplement à dévoiler – juste un peu ! – le mystère et la grande « bonté » (en référence au joli mot de conclusion) de ce formidable écrivain.

    Alors voilà, je sais pas si pour un môme, par exemple, une telle perle peut constituer une voie d’accès hyper engageante, mais quand on connaît déjà un peu l’oeuvre du monsieur, et en particulier son sens de l’humour, c’est déjà un complément substantiel, pour ne pas dire que c’est le bonus parfait.

    PS : d’accord avec DuckDAWorld, qui a pris soin plus haut de mentionner « Le K » ; sans vouloir faire de palmarès, je dois reconnaître que ça reste le recueil de nouvelles le plus impressionnant et le plus savoureux qu’il m’ait été donné de lire et de relire jusqu’à présent.

  4. HS

    dans un registre très différent, j’ai bien apprécié la petite pensée pour Albert Dupontel, dans l’avant-avant-dernier billet… notamment pour ce spectacle qui l’avait fait connaître au tout début, et qui m’a tellement fait marrer, moi aussi. Bon anniversaire à lui.

  5. Le fameux désert …….

    Un écrivain étonnant , merci pour cette vidéo.

  6. Superbe François Rabbath !

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12 Jan, 2014

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