Quarante minutes

Street Life

Il était un peu plus de 19h…

Il était un peu plus de 19h…

(…)

La toute petite dame était assise par terre. Sur les fesses. Les jambes écartées.
Dans la rue qui longe le périphérique, côte banlieue.
J’ai hésité. Parce que l’on hésite toujours à tendre la main.
Je l’ai contournée pour me trouver face à elle. Elle saignait du nez. Elle avait un coup à l’arcade droite. Et l’œil droit vraiment injecté de sang.
Je me suis agenouillé, pour être à sa hauteur, en couchant le chien.
Je crois bien qu’elle pleurait… 
«Bonsoir madame. Vous êtes tombée ? »
« Oui. Je marchais trop vite. »
« Vous avez mal ?»
« Non ça va. »
Elle avait mal.
« Vous voulez que je vous relève ? »
« Oui. Je veux bien. »
Mais je ne l’ai pas relevée tout de suite.
Elle avait deux sacs.

Je suis d’abord allé chercher des kleenex dans la voiture.
« Je rentre du salon de l’agriculture, je me suis perdue, j’ai marché trop vite. »
« Mais vous avez bu un petit verre de trop, non madame ? »
« Non non. Juste un verre de vin. Pour goûter… »
« Où habitez-vous ? »
« À M. je vais rentrer. »
« Non madame, vous n’allez pas rentrer ; pas dans cet état. Je ne vous laisserai pas. Je vais appeler les secours. »
« Non, ce n’est pas la peine. »
« Si madame. Je ne vous laisserai pas comme ça. Et je ne vous laisserai sûrement pas rentrer comme ça. Votre œil est injecté de sang. »
« Ah bon. Mais je cherchais le tramway… »
« Mais madame, il n’est pas du tout ici le tramway. Il est complètement de l’autre côté du périphérique. Sur les Maréchaux. »
« Ah bon… »
« Vous n’avez bu que du vin madame ? »
« J’ai pris du punch aussi. »

Un quart d’heure s’était écoulé.
« Allez on va voir, si je peux vous relever… »
Je l’ai remise d’aplomb sans mal. C’était une plume.
Elle s’est appuyée sur un panneau derrière nous.
« Allez j’appelle… »
« Non ! »
« Si madame, je ne vous laisserai pas comme ça. On doit vous soigner. Vous tombez souvent ? »
« Oui, je me prends les pieds, je marche trop vite. »
Elle s’est laissée faire au bout de dix autres minutes passées à parlementer, ses yeux infiniment doux, malgré le sang, dans les miens.

En attendant les pompiers, elle m’a raconté.
78 ans. Quatre filles.Professeur de piano. Son mari n’avait pas envie d’aller au salon.
« Vous voulez que j’appelle votre mari pour le prévenir de votre petit accident ? »
« Non, il sait que je vais rentrer tard… »
« Vous avez beaucoup  bu madame non ? »
« Non non, pas beaucoup. Vous pouvez me tenir mes sacs ? »
« Oui madame… »
J’ai ramassé les sacs. Nous formions un couple très improbable avec le chien. Et les sacs.

Les pompiers sont arrivés.
« Vous êtes avec madame ? »
« Non, je l’ai ramassée par terre… »
Je leur ai expliqué ce que je savais… 
Le chef a immédiatement tiqué – comme moi – à propos du tramway, quand elle a répété qu’elle voulait le prendre, qu’elle le cherchait, alors qu’il n’est pas là du tout, le tramway. Il a alors prononcé le mot « hôpital ».
« Non s’il vous plaît je ne veux pas aller à l’hôpital… »
« Montez dans le camion, on verra après, madame. » Elle est montée. Elle n’a pas essayé de résister. Elle était appuyée aux bras de deux pompiers, les sacs à la main, résignée.

« Merci monsieur… Bonne soirée, c’est un berger australien n’est ce pas ? »
« Oui monsieur… »

Je suis resté sur le trottoir. Avec le chien. Quarante minutes s’étaient écoulées. Deux voitures s’étaient arrêtées entre temps pour m’aider. Ce n’est pas si mal.
Ce matin, je me demande comment elle va. Si elle est rentrée à M.

Elle pourrait apprendre le piano à mes filles. Nous sommes presque voisins.

16 Commentaires

  1. Votre texte a été ma première lecture matinale ….Il va donner un ton particulier à ma journée .
    Être happée par l’émotion au saut du lit n’a pas de prix …
    J’espère que vous aurez des nouvelles de cette musicienne perdue et que vous nous en donnerez…

  2. C’est une histoire d’une merveilleuse humanité !

    PG

  3. C’est quelqu’un qui voulait éviter l’humiliation d’être mis en observation dans un service psychiatrique mais trop faible pour résister au ton comminatoire des pompiers et qui dû s’y résigner sachant que son choix ne sera pas pris en compte.

  4. Se perdre …. Un texte émouvant à un point …

  5. Ètre le gardien de son frère !

  6. FN seul barrage contre l’antisémitisme….

    Ha! ce monde, cette France qui nous chope toujours à revers de nos convictions .
    Loin de ces malversations que nos individualismes nourrissent à dessein, une fois encore, GB, résiste, à cette hésitation, son cerveau reptilien encore robuste, ne cède pas à cette injonction, il s’arrête, aide sans se préoccuper de l’identité, de l’origine, des convictions de cette femme, pas plus des raisons de sa chute ( passées, présentes)…
    C’est pour cela qu’on vous suit, qu’on vous lit

  7. qu’il est bon et simple d’etre humain…
    Voir l’autre

  8. « Quarante minutes s’était écoulée ». Je me demande s’il n’y a pas une faute de conjugaison. Oui, je sais, je suis prosaïque.

  9. Oui oui Varlin, c’est corrigé merci.

  10. Ce qu’il faut de sang-glow pour un air de Guy tard.

    Les deux bons samaritains. Jedi et Vendredi, ou la vie réapprivoisée.

  11. C’est effroyable! Quelle bonté!

  12. Bonjour Guy,

    8 jours sans nouvelles, vous me (nous?) manquez déjà…

  13. Feuillerons nous bientôt ?

    Bonjour GB, aurons nous quelques bonnes feuilles, ici sur votre blog ?

  14. Fort esthétiquement, le sang des bêtes laissées au salon de l’agriculture + le sang de la dame, nous sommes donc encore sensibles,emotifs…..Jugement direct sans a priori nous invitant à la compassion, à l’aide.
    Le visage d’Autrui….Vous connaissez la suite

  15. Tomber ,là où une main est prête a vous secourir est une grand espoir pour l humanité!
    Ce sont des petits actes qui font les grands héros!

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24 Fév, 2015

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