La Grande Panne

Fiction

La scène se déroule en décembre 2067, dix ans après la grande Panne…

La scène se déroule en décembre 2067, dix ans après la grande Panne…

(…)

En novembre 2057, Internet avait implosé. Dans le monde entier. Le black-out.

Pendant quelques minutes, les responsables des services secrets des plus grands pays s’étaient regardés en chiens de faïence, en se demandant lequel d’entre-eux avait pris l’initiative de cette folie. Tous s’étaient rendus à l’évidence, quelques heures plus tard, il n’y avait personne derrière cette Panne. Pas plus de hackers que de beurre en branche. Juste un Bug phénoménal qui avait arrêté la planète. Une paille…

Au bout de deux ou trois jours de stupeur, l’intelligence collective avait repris le dessus. Mais lorsque le réseau a retrouvé vie, il avait fallu se rendre à l’évidence ; des milliards et des milliards de datas avaient disparu. En tous cas elles n’étaient plus consultables, plus en ligne, plus sur le Cloud. Nulle part. Des pans entiers de la mémoire planétaire dissous. Plus rien sur les sites institutionnels, plus d’archives sur les sites d’information, plus de réseaux sociaux… Un préjudice catastrophique, des pertes inestimables.

Il avait ensuite fallu près de dix ans pour remailler la Toile et retrouver la mémoire des années englouties. Le plan de numérisation générale déclenché en 2035 était paradoxalement peut-être responsable de la disparition de données que l’on n’avait plus conservées autrement que de manière numérique. Mais dans le chaos général, très étrangement, au bout de plusieurs mois, certains liens avaient fini par remonter à la surface…

Aussi incroyable que cela puisse paraître, ce sont les blogs personnels qui avaient survécu à la Panne ! Alors que les archives de tous les réseaux sociaux avaient explosé en vol, provoquant la faillite de leurs fondateurs, vers le début 2059, on vit soudain réapparaître les blogs et leurs archives !

La légende prétend que c’est un blogueur pakistanais qui, en retournant, éploré, sur son blog, a eu la surprise de le voir resurgir en intégralité. Pourquoi ce jour-là, alors qu’il n’y avait rien du tout au bout du lien mort, cassé, depuis de nombreuses années ? Nul ne le sait. Mais en quelques heures des centaines de millions de blogueurs poussèrent un long cri de joie. On crut d’abord qu’il s’agissait là de la promesse d’un retour général à la normale. Il n’en fut rien. Par un mystère inexpliqué à ce jour, seuls les blogs réapparurent.

Ce n’était pas rien. Mais ce n’était pas tout non plus…

C’est donc à partir des blogs que les scientifiques de toutes les disciplines repartirent à l’assaut de la mémoire et de l’intelligence mondiales évaporées. Reconstituer l’Histoire, les inventions et les recherches des soixante premières années du XXIème siècle, si tortueuses, si agitées, si déchaînées, à partir des blogs ! Si les intellectuels les plus réticents à considérer l’intérêt de la parole des internautes avaient su cela, certains auraient probablement décidé de fuir ou d’abandonner toute activité ! En tous cas, c’est bien ainsi qu’il fallut procéder, n’en déplaise à ces penseurs aujourd’hui aussi oubliés que leurs travaux, engloutis avec la Panne…

Laboratoire d’Observation des Pratiques Politiques Européennes, Londres, 15 décembre 2067.

Le professeur Jenkins et son équipe avaient adopté une méthode simple. Ils fouillaient les blogs remontés à la surface avec des mots clés pour retrouver la trace des événements, de tous les événements. Mais, comme Jenkins était une sorte de psycho-rigide à l’anglaise il avait décidé qu’il fallait « pêcher les poissons dans l’ordre » (c’était son expression) : c’est à dire que ce 15 décembre 2067, il avait ordonné aux 450 chercheurs qui l’entouraient de ne travailler que sur les 15 décembre des années passées. C’est donc la sous-division France du team de Jenkins qui est tombée sur un vieux blog endormi depuis de longues années.

Apparemment son auteur avait cessé d’écrire vers 2043. En tous cas, son dernier billet datait du 8 août 2033. Il avait simplement indiqué à ses quelques rares lecteurs ce jour-là (huit personnes, selon le back office) qu’il cessait de bloguer. Sans explication. En remontant dans ses archives en s’arrêtant donc sur tous les 15 décembre, l’équipe avait fini par tomber sur une étrange photo qui illustrait un billet publié le 15 décembre 2013 (un dimanche).

Voici ce billet en intégralité. Ce n’est pas long.

France, Paris, 15 décembre 2013 (oui, c’était le titre du billet. Parfois, ce gars-là ne se foulait pas trop pour les titres, ni pour le reste, d’ailleurs…)

Parfois une photo vaut mieux qu’un long texte pour dire les vices d’une époque. Ce matin, pendant mon footing, du côté des Maréchaux, Boulevard Lefebvre, je suis tombé là-dessus. Je vous laisse méditer sur l’époque que nous traversons…

 

Le Professeur Jenkins a été prévenu par ses équipiers français qu’ils avaient un blog à lui montrer. Il les a rejoints. Il a considéré l’écran de l’ordinateur un petit moment, avant d’entrer dans une colère aussi violente que brève, dans son français impeccable : « Vous n’avez que ça à foutre ? Vraiment ? Sortez-moi ce putain de blog du programme de grande réinstallation mondiale (c’était le nom du projet de réécriture de l’Histoire politique via les blogs) ! Ce mec devait être une sorte de taré qui passait son temps à essayer de montrer que son pays, le votre, enfin l’ancien, devenait raciste ! Vous savez bien comment ces gens-là ont fini ! Ne me dérangez plus pour de telles conneries. Nous sommes là pour réécrire l’Histoire. Pas ses péripéties. Encore moins ses éructations ». Jenkins adorait le mot « éructations’. Il le prononçait en roulant un peu le « r » et en traînant sur le « s » final. Il tourna les talons.

À la date du 15 décembre 2013, il y aurait bien d’autres blogs pour raconter l’époque enfouie.

22 Commentaires

  1. et ils ont finis comment les vigilants ,les tarés quoi.

  2. Les blogs, peintures rupestres 2.0. Géniaux, maladroits, tribaux. Ils résisteront donc aux data-intempéries. Je valide la théorie.

  3. J’espere que « les tarés » et les vigilants sont partis Heureux !

  4. Une grande panne et une grande claque surtout…. Beaucoup de vérités, et de quoi donner à réfléchir… Le seul commentaire que je peux faire c’est LISEZ. PARTAGEZ. RÉFLÉCHISSEZ. Et merci Guy Birenbaum.

  5. voir la grande panne à 93 ans et mourir
    ça me va comme dernière vision
    mais prêtre bien que je le verrai avant

  6. Pourquoi certains oublient? Pourquoi ne pouvons nous pas tirer les leçons du passé? Et surtout pourquoi la haine de l’autre est toujours plus forte que le Partage et la Tolérance ? (oui je mets des majuscules aux mots qui comptent) Si vous avez les réponses, n’hésitez pas…

  7. Hé Jenkins, c’est toi l’ancien blogueur zinfluent de sarkochance ? Nos gosses auront ta peau !

  8. Ah ces blogueurs, toujours prêts à tout pour faire le buzz…

  9. Oui !

    À quand le premier blogueur à l’Académie Française ?

    À quand la blogstar entourée de ses fans en délire ?

    À quand les analyses et études de billets de blogs au baccalauréat ?

    À quand le premier blogueur au Panthéon ?

    On rigole bien sur ce blog à défaut de pleurer comme tous les blogueurs…

    :-DDD

  10. Relecture de « Ravage » Barjavel.

  11. Merci au sieur Pakistanais 🙂

  12. Bonjour la boutique :-). Si mon avis vous intéresse alors je trouve que c’est un texte d’anticipation bien écrit et dans l’air du temps bien sur. Sur fond de morosité ambiante on peut toutefois présumer du grand optimiste de l’auteur et donc de sa joie de vivre en général. En effet, pour ce qui est de l’anticipation proprement dite, mes prévisions sont bien moins optimistes et résident dans les chiffres, il faudrait en fait enlever un bon 40 ans à l’ensemble. 2057 c’est loin on y voit rien, mais la Grande Panne je la vois pour bien plus tôt mais alors vraiment plus tôt.

  13. Une très jolie nouvelle. Courte, percutante.

    Je me suis senti comme dans un roman d’anticipation.

    J’aime lire ça.

  14. Merci sacha.

  15. Je like (pour parler la langue de mon pays, le nôtre, enfin l’ancien).

  16. Je me sens vraiment mal pour ces gens qui font/collent/distribuent ces affiches…
    Ils doivent etre terriblement malheureux et souffrir de voir que leur beau pays/belle civilisation est sur le point d’etre anétantie par ces hordes d’envahisseur venus de (du) [Inserez ici le pays de votre choix]. Ca doit pas etre marant de se lever en se disant qu’on bosse/vie pour des profiteurs qui viennent profiter de notre travail en restant tranquille devant la tv.

    Et puis finalement je me dis que… bah c’est des cons, et que c’est bien fait pour leur gueule, ils se la creent tout seul cette « souffrance ».

    En fait, c’est probablement un peu des deux…

  17. La grande classe, vraiment, bravo pour ce billet j’ai pris une claque

  18. Excuse-me Mr Saucisse, i can’t see any point in what you wrote. Would you please help us understand? I don’t get it.

  19. J’aiménorméprécie. Mais j’avais peur de poster un commentaire en haut car le Jenkins ne risque-t-il pas de venir nous extirper nos blogs, si on écrit sous le 15 décembre?

  20. Quelle classe le Blaise Matuidi !!!

  21. Un récit fort bien narré !

    Waouuh 😉

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