C’est à propos du vote. Du vote Front national, certes. Mais pas seulement…
C’est à propos du vote. Du vote Front National (FN à partir d’ici), certes. Mais pas seulement…
(…)
Parce que, ce que je vais tenter de décrire concerne tous les votes.
Je veux parler de l’acte de vote.
Un acte individuel, personnel, secret, bien plus mystérieux qu’il n’y paraît.
Pendant longtemps, pour en passer par le FN, le vote en sa faveur fut analysé comme un vote de colère, de contestation, de rejet, etc.
Une sorte de vote à la marge pour marginaux ou marginalisés.
Aujourd’hui que ce vote est devenu massif, voire premier, ce sont – souvent – les mêmes qui théorisèrent le vote de colère comme l’explication, la panacée, qui sont devenus de farouches défenseurs d’un vote d’adhésion ; vote d’adhésion que revendiquent désormais, du coup, les responsables du parti, trop heureux d’être passés de la « colère » à « l’adhésion ».
Tandis qu’on va aussi en répétant – j’en suis parfois – que si « les électeurs du FN » (je vais m’expliquer sur les guillemets) votent désormais FN, c’est parce que ce parti n’a jamais exercé le pouvoir ; c’est donc « pour voir », « pour ‘l’essayer’ ».
Commençons par le commencement.
Les « électeurs du FN », ça n’existe pas.
Aucun électorat n’existe comme un collectif.
Parce que tout « électorat » est une construction historique parallèle à celle de la démocratie. Elle sert alors à désigner les vainqueurs (en ce sens voir Michel Offerlé sur la construction sociale de la notion d’électorat mais aussi, par exemple, la cartographie électorale telle que l’a analysée Alain Garrigou . ).
Des votes individuels « en conscience » n’ont d’existence politique qu’additionnés et interprétés comme des volontés collectives. Cette addition d’actes individuels qui contribue à la formation d’un « électorat », quel qu’il soit, est également chosifiée/réifiée par les acteurs politiques (les élus, les concurrents), les acteurs médiatiques, les sondeurs.
Il est donc important de préciser que les électeurs ne deviennent des électorats que par ces opérations et autres additions réelles (compter les voix) ou symboliques (sondages, analyses, commentaires).
Ces remarques ne sont pas que sémantiques, ni anodines.
Passons au vote lui-même.
Je ne prétends pas balayer ici toutes les explications du vote qui ont traversé la science politique depuis ses origines.
Je veux me concentrer sur quelques points précis et tout particulièrement sur le caractère personnel, individuel, secret, solitaire de l’acte électoral.
Rappelons ceci
1 – L’électeur se présente à la table où sont déposés les bulletins et les enveloppes. Son inscription sur les listes électorales est vérifiée, il prend une enveloppe, un bulletin de vote de chaque liste ou candidat. Il est important qu’il prenne plusieurs bulletins de vote afin de préserver la confidentialité de son choix. L’électeur peut également se rendre au bureau de vote avec les documents électoraux qui lui ont été envoyés à son domicile.
2 – L’électeur se rend à l’isoloir. Le passage par l’isoloir est obligatoire dans tous les cas afin de garantir le caractère secret et personnel du vote.
Il y a peu d’actes dans une vie, d’actions ayant un effet collectif, générale, qui soient aussi privés. Cherchez bien. Vous n’en trouverez pas beaucoup.
Et pourtant, une fois accompli de manière secrète, individuelle, le résultat de cet acte personnel va donc être additionné à d’autres actes similaires pour devenir un produit collectif.
C’est ici que je veux introduire une part de complexité et de pluralité.
Le produit du vote (son résultat quantifié et global) ne fait pas disparaître la volonté individuelle, les raisons personnelles différentes de chaque électeur.
Un seul et même bulletin de vote, un seul et même acte, (le bulletin FN, le vote FN, par exemple) n’a pas du tout le même sens pour chacun de ceux qui va accomplir ou a accompli le même geste.
Il y a des dizaines, des centaines, peut-être des milliers de raisons disparates de glisser un même bulletin dans l’urne, bien loin de l’affinité politique, du militantisme ou de « l’attente » d’un résultat, de « l’espoir » en quelque chose de nouveau, de différent.
Prenons un ou deux exemples, volontiers caricaturaux et simplistes.
Madame A vit avec Monsieur B. Madame A vote à gauche depuis toujours. Madame A a un amant. Monsieur B l’apprend. Pour se venger de sa femme, il décide de la « punir » en votant pour le parti qu’elle déteste le plus, le FN.
Son vote qui a donc une dimension éminemment personnelle et privée entre pourtant de plain-pied dans le produit collectif « les électeurs du FN » et sera interprété par les commentateurs de manière évidemment toute différente et surtout collective.
Autre exemple. Monsieur C se fait emboutir sa voiture par Monsieur D. Monsieur D est d’origine tunisienne. Monsieur C, fou furieux que son auto soit abîmée se venge dans l’isoloir de celui qui a abimé sa voiture, en votant FN.
On peut multiplier les exemples de ce type pour expliquer que le vote – quel qu’il soit – ne peut pas être réduit au résultat électoral collectif produit, construit et interprété comme tel.
La démarche personnelle, individuelle et secrète (isoloir), appuyée sur des raisons loin d’être toujours et toutes politiques ou idéologiques, doit être prise en compte.
Qu’induit cette analyse en terme beaucoup plus personnalisés que les tendances lourdes (classes sociales, religions, etc…) généralement sollicités par les experts ?
Que toute analyse globalisée du vote, sur le mode vote de contestation, vote de colère ou vote d’adhésion, est un leurre, un fantasme. Ou plus précisément une (re)construction, a posteriori, de comportements individuels pouvant relever de la seule sphère privée et ne permettant en aucun cas de tirer des leçons générales.
Bien sûr, objecteront certains, il y a les enquêtes d’opinion qui prétendent expliquer le vote, notamment en mesurant ses causes, à la sortie des urnes.
Mais leur questionnement – général et standardisé – ne permet en aucun cas d’intégrer des raisons individuelles à l’acte électoral.
Imagine-t-on un sondage sortie des urnes, suffisamment précis et informé, dans lequel on questionnerait monsieur B sur la stabilité de sa vie de couple ou monsieur C sur l’accident de voiture qu’il a eu, récemment ?
Évidemment non, personne ne comprendrait, ni n’accepterait d’être ainsi sommé de s’expliquer sur des pans entiers de sa vie privée.
Et pourtant, combien de bulletins sont glissés dans l’urne pour des raisons personnelles qui ne sont au demeurant pas toutes motivées par une colère personnelle comme dans les deux premiers exemples que j’ai pris ?
Voici justement un exemple différent ou ce n’est pas la colère mais tout l’inverse, l’amour, qui détermine le choix…
Monsieur I (ou madame I) commence une « histoire » avec monsieur J (ou madame J). Monsieur (ou madame) J est militant(e) du FN. Pour faire plaisir à son nouveau compagnon/sa nouvelle compagne, monsieur I (madame I) vote FN alors qu’il/elle n’a jamais voté pour ce parti.
Vous pensez que les ressorts du vote que je décris sont marginaux ?
Que des raisons historiques, idéologiques, des tendances lourdes (habitus, comportements incorporés, religion, sexe, classes sociales, profession, origines, militantisme familial, etc…), souvent anciennes et ancrées, structurent tous les électeurs et tous leurs votes ?
C’est que biberonnés/socialisés aux commentaires électoraux traditionnels, et depuis des lustres, vous avez intériorisé la légitimité du type de raisons qu’ils imposent médiatiquement et politiquement.
Vous n’avez pas tort…
Il est exact qu’après la mise en place du suffrage universel masculin, au XIXe siècle en France, les Républicains vont tout faire, justement, pour détacher les électeurs de l’emprise de leur milieu social. D’où tous les dispositifs (le bulletin dans l’enveloppe, l’isoloir) qui ont pour fonction de permettre d’ « isoler » l’électeur, de le soustraire aux multiples pressions sociales dont il est l’objet (de l’Église, de son patron, du maire, du châtelain, etc.).
En dépit de ces tentatives de décrocher l’électeur de son milieu ce que va démontrer la sociologie électorale, dès ses débuts, c’est que le vote reste pourtant déterminé par des variables sociales.
Disons que l’on vote tendanciellement comme son milieu.
Mais – et voilà mon point central – cette tendance statistique n’est nullement contradictoire avec le fait que les électeurs donnent ou plutôt mettent des sens très variés à/dans un même vote.
Il serait donc stérile d’opposer les « déterminants lourds du vote » et la multiplicité des investissements cognitifs personnels que placent les individus dans leurs bulletins de vote.
De fait, c’est dans ce cadre complexe qu’il faut analyser l’acte électoral, seul geste encore secret , gratuit, dans une société où tout est devenu l’objet d’un partage numérique (et parfois, même, désormais le vote, grâce aux photos prises dans les isoloirs et exhibés sur les réseaux sociaux).
Un geste bien plus pluriel et hétérogène qu’on pourrait le penser.
Certes, il ne s’agit pas de plaider pour une approche complètement psychologisante ; mais pour une démarche bien plus fine qui nécessiterait de passer chaque électeur au scanner pour tenter de comprendre son vote. Et parfois, il faudrait admettre, au bout du questionnaire, qu’il n’y a peut-être rien de simple, ni même de simpliste, à apprendre de cet acte solitaire et secret nommé vote.
Surtout, il faudrait finir par concevoir que là où les commentaires électoraux, ceux des sondeurs, ceux des journalistes, ceux des politiques, ont imposé des représentations idéologique, politique, rationnelle d’un acte collectif de citoyen(s) rationnel(s), il y a des actes individuels, privés, irrationnels ou réfléchis, c’est selon, parfois parfaitement gratuits, mais pas tous intégrables dans une analyse politique et collective de type classique ; pas tous interprétables politiquement. Et donc pas « instrumentalisables » politiquement (sous-entendu par les politiques intéressés).
Je répète, bien évidemment, que cela ne concerne pas que le vote et l’électorat du FN, mais bien tous les votes.
Et qu’il nous faudrait donc bien finir par admettre que nous savons beaucoup moins de choses sur l’acte de vote que nous ne le prétendons.
J’ajoute qu’il en va, évidemment de même pour le comportement « inverse » du vote, c’est à dire l’abstention, un comportement devenu très souvent majoritaire en France…
Il faudrait là aussi tester finement les raisons pour lesquels les uns et les autres ne se déplacent plus ou pas.
On aurait probablement des surprises, loin du « rejet » ou du « désintérêt », voire du « dégout » des uns ou des autres que l’on décrit sur les plateaux les soirs d’élections au vu d’enquêtes qui ne cherchent à mesurer et à recenser justement que ce genre d’explications, en posant des questions orientant les réponses en ce sens.
Même remarque au sujet des votes « blancs » et « nuls » qu’aucun média (ni aucun politique) ne semble(nt) remarquer, en dépit de leurs proportions parfois impressionnantes : 720 731 bulletins blancs et 533 563 bulletins nuls au soir du second tour des élections régionales 2015, par exemple, soit plus de 4,8 % des votants…
Au bout de ces quelques remarques sur l’explication du vote, le lecteur peut légitimement se demander à quoi elles peuvent bien servir.
Si j’en reviens à mon point de départ, le vote FN, elles visent à rappeler que si la probabilité de voter FN n’est pas la même pour toutes les catégories sociales (ce que démontre la sociologie électorale), ceux qui votent FN le font pour des raisons hétérogènes qu’il est impossible de restreindre à une explication unique (idem pour les autres votes).
Elles devraient aussi permettre de relativiser les certitudes de ceux qui commentent et analysent les résultats électoraux de plateaux en plateaux.
Et surtout servir à rappeler à chacun d’entre nous que si l’Homme est pluriel, et donc complexe, (lire en ce sens le grand livre de Bernard Lehire, L’homme pluriel), l’électeur l’est tout autant.
Je remercie mon vieux complice, le professeur Bastien François, pour sa lecture critique et les améliorations importantes apportées à ce texte.
Bien entendu
Enfin, tout de même mon cher Guy, vous ne m’ ôterez pas de l’ idée que chacun a conscience de la portée de son vote et qu’il résulte d un choix visant à orienté la vie de la société, du groupe dont il dépend. Le vote se situe plutôt comme l un des actes sociaux les plus déterminés qu ils soient. Bien sûr, notre âme et conscience ne se résume qu en elle-même mais notre intelligence nous permet d accéder à une dimension légèrement supérieure. Ce que ne possède pas Sarkozy, par exemple. Bonne année
Ca rejoint un peu le débat que l’on a pu avoir il y a 10 ans suite au vote de rejet du TCE — était-ce un « non » de gauche, de droite, d’énervement, de rejet de la classe dirigeante ? Des raisons personnelles ? Une réflexion murement aboutie suite à un débat très riche, notamment sur les forums et les réseaux qu’on n’appelait pas encore « réseaux sociaux » ?
J’ai noté dans mon bureau de vote, au régionales et encore plus aux départementales 2015, un taux important de votes blancs/nuls (jusqu’à 10% au 2è tour des départementales 2015).
10% des gens sont suffisamment excédés pour se déplacer et venir mettre dans l’urne un bulletin dont ils savent qu’il ne sera que peu pris en compte, voire pas du tout dans les résultats finaux (bien que les bulletins nuls et leurs gribouillages plus ou moins propres sont systématiquement transmis aux préfectures). Les raisons de voter FN sont multiples; celles de ne pas voter FN, malgré le dégoût qu’inspirent les partis dominants, le sont tout autant.
Je généralisais ça à tout un tas de comportements http://le-m-poireau.tumblr.com/post/108205571579/jexpliquais-lautre-jour-%C3%A0-je-ne-sais-plus-qui La vision médiatique est forcément trompeuse puisque détachée du réel. (Bel article !)
Une petite remarque sur un petit passage qui me semble mal formulé, même si je suis d’accord sur le fond.
« Les « électeurs du FN », ça n’existe pas »
Si, les « électeurs du FN », ça existe de manière très concrète et comptabilisée à un scrutin donné : ce sont les gens qui déposent, à ce scrutin, un bulletin FN dans l’urne.
Il aurait donc plutôt fallu écrire « « Les électeurs » du FN » ou « « Les » électeurs du FN » (puisque le problème vient plutôt de l’utilisation de l’article défini), ou, comme plus loin dans le texte, « l’électorat » du FN.
Mais ok, je pinaille.
Le vote FN c’est comme le tatouage, il était réservé autrefois aux marginaux, il est aujourd’hui banalisé et assumé par la masse décomplexée qui exhibe ses tatouages à la sortie de l’isoloir.
Merci !
A rapprocher de l’algorithmisation du monde… ou comment certains prétendent nous connaître car ils scrutent nos historiques de navigation, nos choix de consommations. Ils dessinent alors un profil probable de ce que nous sommes, un profil moyen. C’est parfois très efficace. Mais il y a un hic. Nous ne sommes ni probables ni moyens : nous sommes. Et même plus : nous existons précisément en ce que nous ne sommes pas cette prédiction. Qui n’est que la projection unidimensionnelle de notre complexité.
Oui, un peu comme notre vote.
Bonne année à l’épicier!
Comme vous le dites à la fin de votre article « idem pour les autres votes » : si tous les votes ont des significations singulières et individuelles,on peut déceler des évolutions communes et collectives dans leur évolution dans le temps.
Ce n’est pas à cause d’une addition de motivations exclusivement personnelles et toutes différentes que le vote FN est passé de 1 % en 1981 à plus de 30 % en 2015
En fait, je ne suis pas tout à fait d’accord. En particulier avec monsieur A qui voterai par opposition ou par adhésion avec madame B… Moi-même, j’ai toujours eu un vote différents de mes proches. Le vote est un acte libre même s il se limite aux choix possibles et qu’il est contraint à un ensemble de facteurs humains qui ne dépendent pas tous de la politique. Acte libre et réfléchi. Mais j’ admets que les raccourcis comme »la colère du peuple » sont abusifs. La colère ne concernait qu une petite partie de l’ électorat
Bonjour,
Et par réciprocité les analystes expliquant un sens collectif au vote du FN ne permettent- ils pas aux électeurs d’y trouver une « solution légitimée » que les dirigeants du FN sont bien incapables de proposer avec un programme pour le moins incoherent ?
Analyse très intéressante. Mais j’aurais aimé, en préalable, qu’il soit rappelé qu’on saurait réduire la démocratie au vote. Le système de représentation est tellement vicié que c’est presque un non-choix que de nombreux électeurs ont lorsqu’ils se rendent dans les bureaux de vote. Combien d’ouvriers, d’employés, de chômeurs à l’Assemblée nationale ? Et même dans les conseils généraux ou régionaux ?
Et si, finalement, une partie de l’explication du vote pour le FN ne résidait pas dans le fait que ce parti ramasse tout ce qu’il trouve pour constituer ses listes, ce qui fait qu’elles sont davantage représentatives de la société que les listes des partis de notables comme le PS ou LR ? Ces partis bourgeois sont des partis d’élus (ou aspirants à l’être). Ils ne produisent plus rien en matière d’idées. Il n’y a plus de corpus idéologique. Les notions de gauche et de droite disparaissent (ne parlons même pas pas de la notion de classes).
Ces partis vieillissants, sclérosés, se confondent au point que c’est peut-être le parti de droite qui va sauver la mise aux dirigeants du parti de gauche au Congrès en votant le texte sécuritaire et liberticide inspiré par les propositions de l’extrême droite. Étonnez-vous après ça que le FN grimpe d’élection en élection.
Monsieur Birenbaum, quand j’entends les propos que vous avez tenu ce matin lors de l’interview de Mr Cambadèlis sur France Info, je comprends pourquoi on vote le FN. C’est bien tous ces petits commentaires diffus qui nourrissent le vote FN.
Sorry, did not know where to reach you, so am using your blog. Heard you on France info with R. Dati regarding two girls arrested for wearing short skirts in Morocco. France always demands respect for her culture on her soil, why not other countries? When you travel, you have to be aware of the customs and have some respect for them and adapt accordingly. The times of colonialism are over.